Michel Rocard explique son oui à la Turquie

Michel Rocard explique son oui à la Turquie

L’eurodéputé socialiste et ancien premier ministre Michel Rocard publie un manifeste en faveur de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Il y expose les arguments qui militent selon lui pour un ralliement sans ambiguïté à cette perspective, à l’horizon 2023. Il justifie son choix en faisant tout à la fois l’hypothèse de l’échec de la construction européenne et celle de la disparition progressive des obstacles existant à ce nouvel élargissement.

Si l’adhésion de bon nombre de dirigeants politiques à l’idée d’un élargissement futur de l’Union européenne est connu, bien peu ont fait l’effort de détailler les raisons de leur choix. Le premier apport de cette publication de Michel Rocard est de proposer une synthèse de l’argumentation en faveur d’une conclusion positive des négociations en cours depuis 2005. Il est ainsi possible de considérer cet ouvrage comme le pendant du travail de Sylvie Goulard paru en 2004 : Le grand Turc et la République de Venise qui développait l’argument inverse [1].

On se souvient que le thème de la Turquie avait été exploité par le camps anti-européen lors de la campagne référendaire de 2005 relative à la ratification du traité constitutionnel. L’ouverture de négociations en vue d’une adhésion future de ce pays avait été mis en avant comme un argument en faveur du "Non". L’extrême-droite avait notamment cherché à imposer l’idée — fausse — que la ratification et cette adhésion étaient liés. Bien peu s’étaient alors mobilisés pour expliquer le choix des chefs d’État et de gouvernement de l’Union sur l’ouverture de ces négociations.

En réalité, l’objectif de Michel Rocard n’est pas si éloigné de celui de Sylvie Goulard. Modérés et développant une argumentation rationnelle, tous deux souhaitent avant tout que l’on puisse sortir dans les meilleurs délais de l’ambiguïté actuelle vis-à-vis de la Turquie :

« L’Europe dit aux Turcs : faites vos réformes, adaptez votre économie et on négocie, mais elle refuse de s’engager sur l’issue finale, adhésion pleine et entière ou simple partenariat privilégié. Et, de toute façon, elle se réserve de dire non au dernier moment. » [2]

Une vraie chance pour l’Europe

Le premier argument de Michel Rocard est d’abord l’expression d’un risque. Celui que, lassés par les hésitations européennes, la Turquie ne se détourne de son europhilie actuelle pour en revenir à un nationalisme en renonçant aux progrès démocratiques et aux réformes qu’implique l’adhésion à l’Union.

Le second est que la perspective de l’adhésion contribuerait à assurer la stabilité à nos frontières en appaisant les situations conflictuelles existantes ou potentielles, où la Turquie est impliqué.

Le troisième est celui de l’accès aux routes énergétiques. "L’adhésion turque à l’Union européenne aiderait à mieux faire accepter la présence européenne aux pays de la région", écrit Michel Rocard au sujet du Caucase.

Dans le même ordre d’idée, c’est l’ouverture à l’Islam et le refus d’un conflit de civilisation que marquerait cette adhésion qui semble déterminant à Michel Rocard : "Cet immense effort a besoin d’un signal fort de l’Occident".

Enfin, Michel Rocard mentionne aussi l’intérêt pour le grand marché européen de compter les 90 millions d’habitants de la Turquie, à l’horizon 2023, en son sein, et le contrôle de l’immigration.

Ces arguments sont connus et peuvent faire l’objet de discussions. Toutefois à mon sens le problème du discours de Michel Rocard n’est pas là.

Des hypothèses hasardeuses

La véritable faiblesse de l’argumentation de Michel Rocard est qu’elle est entièrement fondée sur deux hypothèses contestables.

La première est celle de l’échec de la construction européenne. Dans un chapitre intitulé "la fin du rêve fédéral", il décrète que le projet de construire une Europe politique est désormais derrière nous, et ce depuis 1972 avec l’adhésion du Royaume-Uni. De ce fait les arguments relatifs aux difficultés institutionnelles et au ralentissement de la construction européenne qu’impliquerait une adhésion turque sont invalidées. La Turquie ne saurait casser le projet européen puisque celui-ci l’est déjà, nous dit-on en substance.

Le premier reproche que l’on peut faire à Michel Rocard à propos de cette affirmation est qu’il cède à la manie très française de confondre une Europe politique et fédérale avec le concept d’Europe puissance. Il constate avec lucidité que la majorité des gouvernements européens ne se reconnaissent pas dans cette perspective. Pourtant on sait que si la plupart des Européens récusent l’idée aux connotations impérialistes, surtout lorsqu’elle vient de France, de "puissance", ils ne sont pas opposés à la recherche de convergence en matière de politique internationale. En outre le fédéralisme européen implique avant tout la définition de compétences européennes soumises au contrôle démocratique. À ce titre il n’est pas nécessairement incompatible avec une Europe qui n’aurait pas choisie de se doter d’une politique de puissance. L’Europe fédérale, ce n’est pas une plus grande France.

Par ailleurs, il est à la foi injuste et peu clairvoyant d’attribuer au seul Royaume Uni la lenteur de la progression vers le fédéralisme européen. Si Michel Rocard évoque la période où la France était présidée par un Charles de Gaulle ouvertement nationaliste, il oublie que ses successeurs ont également freinés ces progrès. La montée en puissance du Parlement européen, indispensable à la mise en place d’une Europe démocratique, a notamment été entravée que ce soit sous la présidence de François Mitterrand ou de Jacques Chirac, sous l’influence par exemple d’un Hubert Védrine [3]. Cette situation déplorable est dénoncée notamment dans l’essai de Sylvie Goulard (encore elle !) : le Coq et la Perle.

Enfin, force est de constater que paradoxement, les plus grands progrès vers le fédéralisme européen ont été réalisés depuis 1972. Sur les bases solides jetées par les pères fondateurs des Communautés européennes, une série de réformes a permis d’avancer considérablement : élection du Parlement européen au suffrage universel direct, montée en puissance de celui-ci à la fois en tant que co-législateur et en tant qu’organe de contrôle de la Commission européenne, extension de la prise de décision à la majorité, mise en place de la monnaie unique, attribution de nouvelles compétences, etc. Le chemin parcouru est considérable et ce, en dépit des réserves britanniques, et souvent aussi françaises.

La seconde hypothèse hasardeuse de Michel Rocard est celle de la résolution progressive des obstacles que provoquerait selon lui la levée de l’ambiguïté européenne sur la perspective de l’adhésion. Michel Rocard évoque « ces questions qui fâchent dont il convient évidemment de parler » pour mieux les écarter : la question Kurde, la mémoire du génocide arménien et enfin l’occupation du nord de Chypre. Il reconnaît que ces problèmes devront être résolus avant une adhésion de la Turquie. Toutefois, il se contente d’une profession de foi optimiste pour ce qui est de leur résolution : « c’est là encore dans le contexte plus large du processus d’adhésion à l’Union européenne qu’une solution négociée pourrait prendre place », écrit-il par exemple à propos de l’avenir du peuple kurde.

Au final, « Oui à la Turquie » laisse une impression mitigée.

On peut se féliciter de la démarche, consistant à expliquer les raisons d’un soutien à l’adhésion de la Turquie à nos concitoyens. Michel Rocard le fait clairement, même s’il ne convainc pas toujours, et fait œuvre de pédagogie en rappelant les éléments du débat, sur la Turquie ou sur l’Union. Il a raison, en outre, de souligner que l’ambiguïté actuelle de la situation n’est pas satisfaisante.

Cependant, l’argument selon lequel c’est la fin du projet européen qui autorise cette adhésion me semble à la fois erroné et dangereux. Même si la construction européenne ne progresse pas à la vitesse qui serait souhaitable, les insuffisances de l’Union actuelle nécessitent que l’on se mobilise pour y mettre fin et non pas que l’on abandonne le projet au profit de la vague zone de stabilité et de prospérité que Michel Rocard semble proposer pour justifier son adhésion à l’idée d’une Turquie européenne.

« Oui à la Turquie » de Michel Rocard
Éd. Hachette Littératures, Coll. Tapage
Septembre 2008 — 155 pages — 13,50 €

Photo : pont sur le Bosphore, à Istanbul, entre l’Europe et l’Asie. Crédit : ermiorn, licence Creatice Commons.

Cet article s’inscrit dans le cadre d’une semaine consacrée à la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Les positions et les propos soutenus au travers du présent article n’engagent que leur auteur.

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Notes

[1Le grand Turc et la République de Venise, avant-propos de Robert Badinter, Paris, Fayard, 2004. Prix du livre pour l’Europe 2005. Nouvelle édition octobre 2005.

[2p.143

Vos commentaires
  • Le 15 novembre 2008 à 14:23, par Max En réponse à : une question ?

    Peux-tu en dire un peu plus sur la vision de Rocard et ses propositions concernant les problèmes institutionnels que poserait cette adhésion... ça m’intéresse.... merci

  • Le 15 novembre 2008 à 16:27, par Valéry-Xavier Lentz En réponse à : une question ?

    Il n’en parle pas...

  • Le 18 novembre 2008 à 02:57, par KPM En réponse à : Michel Rocard explique son oui à la Turquie

    2023 ? Bigre, c’est précis ! Pourquoi pas donner le mois, tant qu’il y est ? :-)

  • Le 18 novembre 2008 à 22:05, par Ronan En réponse à : Michel Rocard explique son oui à la Turquie

    Le mois, le jour (et l’heure, même...) si vous y tenez absolument : soit le 29 octobre 2023 (dans la soirée...). Et pourquoi diable (bigre...) une telle date : mais bien sput parce que ce sera alors le centenaire de la république (kémaliste) de Turquie !

    Précision (et blague) mises à part, la question centrale c’est tout de même de savoir si les valeurs du kémalisme - nationalisme ombrageux et laïcité forcée (et toute de façade) - sont donc vraiment compatibles avec l’idéal européen. Ou si les Turcs sont capables (ou non) de définir un idéal politique plus conforme aux dîtes « valeurs européennes ».

    Si NON, on comprendrait alors fort bien qu’ils restent dehors. Si OUI, ça sera tout de même beaucoup plus délicat de refuser de façon définitive l’entrée au port d’un navire qui aurait tant navigué vers nous et tant souffert, et fait tant d’efforts dans cette direction.

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